Huber aquin ou le suicide comme oeuvre d’art
HA! A SELF-MURDER MYSTERY
Gordon Sheppard
McGill-Queen’s University Press
Montréal-Kingston, 2003,
869 pages
MICHEL BIRON
C’est un livre qui ne ressemble à aucun autre. En près de neuf cents pages, l’écrivain et réalisateur Gordon Sheppard raconte le suicide d’Hubert Aquin qui eut lieu dans les jardins du collège Villa Maria, le mardi 15 mars 1977. Il avait déjà publié en français, en collaboration avec la veuve d’Hubert Aquin, Andrée Yanacopoulo, une version abrégée de cette enquête, sous le titre de Signé Hubert Aquin (Boréal express, 1985). Aujourd’hui, Sheppard signe seul ce HA! A Self-Murder Mystery, qui est tout différent du premier. Ce n’est plus seulement une enquête de type journalistique: c’est tout à la fois un roman à suspens, un essai biographique et un scénario de film avec une bande sonore délirante résumée au début de chaque séquence. Les entrevues (transcrites au complet, contrairement à l’édition en français) se mêlent à des extraits de textes en tous genres: de Dante à la chanson populaire, de Socrate aux statistiques affolantes du taux de suicide au Québec. C’est une somme d’un réalisme Si détaillé, Si indécent par moments, qu’on se sent dans la position du voyeur. Pire, on y perd bientôt le sens du réel, car on est pris de vertige quand Aquin et sa femme parlent des modalités pratiques du suicide. Celui-ci est plus qu’un fantasme d’écrivain ou une échéance sans cesse repoussée: c’est une réalité imminente. La lecture de ce livre est une expérience extrêmement dérangeante. Natures impressionnables et amateurs de littérature saine, prière de s’abstenir.
Dédié à la mémoire d’écrivains et d’artistes suicidés, l’ouvrage de Sheppard a quelque chose d’insoutenable. Et, pour plusieurs sans doute, quelque chose d’illisible. Pourtant, on ne cesse d’en tourner les pages, comme fasciné par tant de présences qui rôdent autour de la mort, de leur mort. Le suicide d’Aquin hante les esprits comme aucun autre au Québec: nous voici au fond des choses, comme l’avait promis le narrateur de Prochain épisode. Quelques-unes des personnes interrogées refusent d’y aller, refusent de considérer le suicide d’Aquin autrement que sous la forme d’un terrible échec. Mais pour d’autres, dont Sheppard, sa mort fut une oeuvre d’art, son plus violent chef-d’œuvre. Préparé dans les moindres détails, expliqué de façon lucide à sa femme et exécuté avec sang-froid, son suicide reste au moins partiellement un mystère pour les vivants que nous sommes.
On pourrait citer des passages bouleversants de ce livre, comme le récit des heures qui ont précédé le départ d’Aquin, à 14h, le 15 mars 1977: ce qu’il dit alors à sa femme, à son fils, ses lettres d’adieu, le choix de l’arme, etc. Mais cela donnerait l’impression que le livre verse dans le sensationnalisme, ce qu’il ne fait pas. Certes, tout y est — vraiment tout, absolument tout —, mais l’audace du livre de Sheppard est ailleurs. D’abord, dans la force des dialogues menés avec beaucoup de métier par l’auteur. Les questions sont directes, pénétrantes, nourries par une curiosité jamais satisfaite. L’enquêteur ne recherche pourtant pas la révélation scandaleuse (la mystérieuse maîtresse MM était déjà là dans la première version), mais il écrit en véritable romancier qui sait comment construire une intrigue et lui donner toujours plus d’intensité. Il fait d’Aquin un personnage proprement aquinien. Par exemple, après le récit éprouvant des dernières heures passées en compagnie de sa femme et de son fils, nous voici tout à coup devant Albert Camus, James Joyce, Jorge Luis Borges, Montaigne, Cesare Pavese, Fedor Dostoïevski, Miguel de Cervantès et quelques autres écrivains pour une autre sorte de messe funèbre. C’est là toute l’originalité de l’entreprise de Sheppard: il nous oblige à voir la réalité du suicide comme personne avant lui, le nez collé sur les détails.
Mais la littérature surgit elle aussi comme une réalité également vraie. C’est l’alternance entre ces deux univers, fictif et réel, qui est saisissante ici, puisqu’elle fait passer de la gravité morbide de la souffrance à la joie de l’intelligence. Malgré l’admiration qu’il éprouve pour Aquin, Sheppard n’a pas peur d’être avalé par le côté luciférien de son personnage; il le regarde droit dans les yeux, en conservant toujours entre eux deux la distance froide de l’écriture.
Peut-être fallait-il un Québécois d’origine non francophone pour écrire un tel livre. Peut-être fallait-il également une femme d’origine non québécoise pour aimer Aquin au point d’accepter de ne rien faire pour prévenir son suicide. Quelques-uns ont jugé sévèrement Andrée Yanacopoulo pour ce geste qui risquait d’être interprété comme de la non-assistance à une personne en danger. Mais sa conviction reste sans appel et force le respect Ce personnage de la conjointe n’est d’ailleurs pas moins fascinant que celui d’Aquin. On pourrait en dire autant de quelques autres personnages féminins tant le rapport compliqué qu’Aquin entretenait avec les femmes est un des thèmes majeurs de ce livre. On s’aperçoit que c’est souvent avec des femmes originaires de l’extérieur du Québec qu’Aquin éprouve la plus vive attirance.
D’ailleurs, les rapports d’Aquin avec le Québec apparaissent hautement paradoxaux tout au long de cet ouvrage. Ajuste titre, Jacques Godbout voit en lui un éternel «retour d’Europe», constamment déçu par son pays. Il aurait voulu que le Parti québécois, après son élection le 15 novembre 1976, fasse appel à ses services; il rêvait de servir la cause nationale, de lancer de vastes projets. Peine perdue. Le Québec n’est jamais à la hauteur du génie d’Aquin.
Le Devoir
Les samedi 1 et dimanche 2 novembre 2003