AQUIN, FRUIT DÉFENDU
Gordon Sheppard ose inviter le Canada anglais à lire Hubert Aquin pour se donner enfin une litterature qui dérange.
MICHEL LAPIERRE
Hubert Aquin, qui, comme le héros de son roman Trou de mémoire, discernait quelque chose de sadomasochiste dans le «fédéralisme copulateur», fascinerait-il les Canadiens anglais comme un serpent? Il semble que oui. En tout cas, Justin Trudeau n’est pas le seul à le soupçonner. Gordon Sheppard, journaliste et cinéaste montréalais, pose aujourd’hui en anglais la question qu’il posait en français dès 1977, juste après le suicide d’Aquin, à Andrée Yanacopoulo, compagne de l’écrivain durant les 12 dernières années de sa vie. «Hubert était-il circoncis?» Dans une langue comme dans l’autre, l’interlocutrice trouve la question impudique et ne répond pas.
Sheppard veut tout savoir. Il n’est pas loin de croire que la dimension sexuelle de la vie et de l’oeuvre d’Aquin pourrait ébranler the rest of Canada, le fameux ROC. «Ah!» dites-vous. HA! c’est précisément le titre d’un livre en anglais de plus de 800 pages que Sheppard publie ces jours-ci. S’agit-il d’une simple réédition augmentée de Signé Hubert Aquin: enquête sur le suicide d’ùn écdvain qu’il publiait en 1985 avec Andrée Yanacopoulo? «Pas du tout!» s’écrie l’auteur.
HA! serait plutôt la grande interjection qui jaillit de la poitrine des anglophones du Canada lorsqu’ils ‘reconnaissent, comme une partie intégrante de leur inconscient, l’indépendantiste québécois Hubert Aquin. Chose certaine, ce sont les initiales du grand écrivain qui, dès 1962, considérait le Québec comme une «Irlande au second degré» avec laquelle il entretenait «une liaison folle et dégradante».
Ceux qui espèrent trouver dans HA! des révélations biographiques stupéfiantes vont être déçus. Même Si Sheppard, fin limier, scrute la vie de l’écrivain québécois jusque dans les menus détails en la rattachant à l’oeuvre par des liens lumineux, il ne vise pas à résoudre le mystère du suicide d’Aquin. Il cherche à nous faire découvrir l’opacité de ce mystère existentiel qui coïncide avec un mystère littéraire. À cause de la dimension subliminale de son indépendantisme, matière littéraire et érotique regorgeant de paradoxes, Aquin exprimerait, comme Sheppard le laisse deviner, l’énigme de l’identité canadienne-anglaise encore plus que Robertson Davies, Timothy Findley ou Margaret Atwood!
TUER ET SE TUER
Aussi ne faut-il pas s’étonner que notre limier ait voulu faire de Montréal ce que Joyce avait fait de Dublin. Sheppard a eu l’ambition de créer une version canadienne d’Ulysse pour nous montrer que la vie et l’oeuvre d’Aquin constituent une odyssée qui plonge le Québec, aussi bien que le Canada anglais, dans l’abîme des interrogations universelles. Si, dans HA!, il a écrit peu de chose de son cru, il a su interroger avec beaucoup de perspicacité les amis de son propre ami Hubert. Son livre est un collage finement agencé d’entretiens, d’extraits de l’oeuvre d’Aquin et de celles des écrivains qu’elle évoque. Il renferme aussi des articles de journaux, des notices historiques et des photos.
HA! témoigne surtout d’une idolâtrie et d’un envoûtement qu’on aurait tort de prendre à la légère. C’est à juste titre qu’Aquin inspire à un Canadien aux racines anglo-celtiques une dévotion aussi extravagante. Le célèbre romancier n’a-t-il pas, en refusant de l’associer aux chars allégoriques du défilé de la Saint-Jean-Baptiste, dégagé le thème de l’indépendance du Québec de sa gangue cartésienne et de son carcan nationaliste pour en faire un thème shakespearien exposé aux tempêtes de l’irrationnel?
Dans Trou de mémoire, le révolutionnaire québécois Pierre X. Magnant, collé aux grilles du palais de Buckingham, masturbe Joan, sa maîtresse canadienne-anglaise, pour plus tard l’étrangler en la tenant responsable de son impuissance sexuelle. Il estime que la strangulation, cette «caresse» douce à l’extrême, se rapproche d’un «geste de vénération». Comme son héros, Aquin tient à partager avec l’adversaire historique, le monde anglo-saxon, la fatalité sexuelle de son «obsession» et de sa «seule passion», l’échec. Dans son esprit, écrire, c’est tuer et se tuer.
Sheppard pense que Christina Roberts, la dernière maîtresse d’Aquin, a pu inconsciemment aider l’écrivain à préparer sa plus grande oeuvre d’art: son suicide. Pour lui, la participation fantôme de cette Canadienne anglaise, dont il souligne la tendance au mysticisme, doit être imitée. Le livre très ambitieux de Cordon Sheppard invite secrètement le Canada anglais à s’associer, en littérature, au sacrifice d’Hubert Aquin pour enfin se payer le luxe du péché et de la folie.
Gordon Sheppard
HA!: A Self-Murder Mystery
McGill-Queen’s University Press, 870 p.
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2 octobre au 8 octobre 2003