Gordon Sheppard

Writer, Photographer, Filmmaker

“Aquin est-il un écrivain universel?”, La Presse, 2003

Aquin est-il un écrivain universel?

LUC PERREAULT

Sur les murs de son atelier, rue Peel, en plein golden square mile, des photos encadrées de personnes connues ou moins connues présentent un point commun: tous s’affichent en vêtements liturgiques. Ces photos qui semblent sorties tout droit de Fellini-Roma – vous vous souvenez de cette séquence hilarante du défilé de mode religieux ? – font partie d’un projet d’exposition qu’il prépare depuis un certain temps.

On l’avait connu cinéaste mais, depuis une vingtaine d’années, Gordon Sheppard s’est converti à la photographie. Après l’échec d’Eliza’s Horoscope, en 1976, il avait renoncé à l’idée de tourner un second long métrage. Une exception pourtant: The Most, un documentaire sur le patron de Playboy, Hugh Heffner. Toutefois, son projet le plus audacieux, son grand oeuvre, il y travaille depuis plus de 25 ans. Il va enfin, ces jours-ci, cueillir le fruit de son labeur: la publication de HA! A Self Murder Mystery, un ouvrage monumental consacré à Hubert Aquin.

Il ne faut pas chercher longtemps la clé de ce HA! Il s’agit simplement des initiales d’Hubert Aquin reproduites d’après le dernier message de l’écrivain, rédigé de sa main et trouvé par les policiers le jour fatal de son suicide dans un stationnement du collège pour filles Villa Maria, le 16 mars 1977.

Coédité par les Presses des universités McGill et Queen’s, l’ouvrage surprend par ses proportions colossales: plus de 850 pages, de nombreuses illustrations, des citations tirées d’Aquin ou de grands auteurs, de multiples digressions, une savante typographie reflétant les divers niveaux de l’ouvrage, sans parler, au début de chacun des 41 chapitres, d’une curieuse suggestion de paysage sonore en harmonie avec le propos développé.

Pourquoi en anglais? Sheppard explique que le choix de cette langue découle d’une entente avec la veuve de l’écrivain, Andrée Yanacopoulo. Ensemble, peu de temps après la tragédie, sous le titre de Signé Hubert Aquin, ils avaient publié le témoignage de Mme Aquin et d’autres proches. Sheppard s’était alors réservé la possibilité, mais après l’an 2000 seulement, de publier le fruit de l’enquête qu’il aurait lui-même menée, à la seule restriction qu’elle ne soit pas en français. Une édition en français de HA! n’est toutefois pas à exclure. Tout dépendra, reconnaît l’auteur, de l’intérêt suscité par cette première édition.

Une seconde raison l’a poussé à adopter la langue de Shakespeare. Il voulait faire connaître à un public cultivé vivant hors Québec l’oeuvre d’Aquin, qu’il considère comme le plus grand écrivain que le Canada n’ait jamais connu. Celui-ci, estime-il, peut prétendre à une stature internationale. Pour son malheur, il n’a pas eu droit, comme bon nombre d’artistes québécois, à son Angélil.

À cause de ce parti pris, Sheppard s’attarde à expliquer dans le menu détail cette réalité complexe qu’est le Québec, alignant les don-nées statistiques sur Montréal et le Canada jusqu’à rappeler ce que fut le FLQ. HA! adopte souvent l’allure d’un cours Québec 101 destiné à un public vivant hors de nos frontières ou à des autochtones qui auraient oublié leur passé récent.

Un suicide qui surprend

Né à Montréal, Sheppard est parti dès l’âge de 5 ans vivre à Toronto, où il a poursuivi ses études. En revenant à Montréal en 1966, il a opté pour la culture québécoise.

«J’ai compris que la seule façon de vivre ici, c’est de vivre en français. Quand j’ai lu Aquin (en français) pour la première fois, tout de suite j’ai su que c’était un grand écrivain. »

Il en était si convaincu qu’il a publié une critique très élogieuse de Prochain Épisode dans un journal de Toronto.

«J’ai rencontré Hubert à cause de mon long métrage, relate-t-il. Mais, même Si on s’est vu très souvent en 1976, je n’ai jamais eu un seul soupçon qu’il allait se suicider. »

Même s’ils étaient devenus amis, leur intimité n’allait pas jusqu’au point qu’il soit mis dans le secret de son suicide, ce qui, avec le recul, ne l’étonne guère.

«Je pense qu’il a choisi les gens à qui il a confié ses hantises. Moi, il ne m’en a jamais parlé. Au contraire, il était toujours gai, exubérant, plein d’énergie. J’ai été très surpris par son suicide et surtout d’apprendre qu’Andrée, sa femme, était au courant. »

Le jour qui a suivi ses funérailles, il a téléphoné à celle-ci pour lui proposer de réunir des documents sur le disparu avant que l’oubli ne fasse son oeuvre. Leurs rencontres se sont multipliées.

«Je dirais que le travail s’est étalé sur 26 ans mais que le gros du travail a été accompli en 1977-1978.»

Au début, il dit avoir hésité à s’immiscer ainsi dans la vie privée de l’écrivain. La délicate question des enfants le préoccupait. Mais deux citations de Flaubert, qu’Aquin lui avait refilées, lui sont apparues comme un feu vert de sa part pour tout dire.

«Je sentais une grande responsabilité, dit-il. J’étais très conscient du fait que je jouais avec la vie des gens.»

Son ouvrage procède à la façon d’une enquête policière doublée d’un questionnement historique sur la place symbolique occupée par Aquin dans le Québec moderne, ses rapports notamment avec la cause indépendantiste.

Le livre n’est pas avare de révélations sur l’écrivain. Parmi les signes avant-coureurs du drame, Sheppard s’attarde longuement sur son congédiement de son poste de directeur littéraire des Éditions La Presse. Il souligne à quel point cette perte d’emploi en août 1976 allait peser lourd dans ‘sa décision de s’enlever la vie six mois plus tard même s il préméditait son geste depuis 1974.

Minute par minute

Son suicide est décrit minute par minute. Interrogé sur ce qui l’a le plus troublé dans la mort d’Aquin, l’auteur mentionne un détail: «La fumée qui se dégageait de son corps, comme le signale un rapport de police que j’ai pu retrouver. »

On a droit aussi à des recoupements qui jettent un éclairage sur l’ensemble de sa démarche. Ainsi à la fin de sa vie, Aquin avait une maîtresse, identifiée seulement dans le livre par les initiales M.M. Il en sera longuement question dans HA! Elle viendra même témoigner à la barre. Ses aveux, rapportés à la veuve, vont susciter de nouveaux rebondissements qui viendront à leur tour enrichir la connaissance qu’on avait des derniers mois d’Aquin.

«C’est un livre conçu par un cinéaste mais qui posséderait aussi une expérience de la radio. Je trouve aberrant en 2003 qu’on publie encore des livres tels qu’on les concevait au XVIIIe siècle. Le mien est visuel, sonore même. Il n’aurait pas pu se faire sans l’ordinateur. Comme Dante et sa Divine Comédie, j’ai voulu utiliser la langue de mon époque. Toutes les conversations reproduites dans le livre sont originales mais travaillées 100 fois grâce à l’ordinateur. Je n’ai jamais faussé la pensée des personnes interviewées. Mais l’ordinateur m’a permis de manipuler ces informations, de jouer avec le matériel dont je disposais. »

L’allusion à Dante n’est pas fortuite. Les neuf parties du livre s’inspirent des neuf cercles de l’enfer de Dante, lequel est d’ailleurs illustré dans le livre par un dessin. D’une érudition impressionnante, Sheppard va jusqu’à découvrir, entre autres, des liens entre Aquin et le chef-d’oeuvre de James Joyce, Ulysse.

Si environ le tiers de l’ouvrage consiste en une interview-fleuve avec Andrée Yanacopoulo, la liste des autres interviewés n’en est pas moins impressionnante. Certains, comme Jacques Languirand, virent dans l’ésotérisme. D’autres, comme le regretté Jean Éthier-Blais, tirent des conclusions politiques de la démarche d’Aquin. Finalement, le suicide de cet écrivain serait-il’ le reflet anticipé du suicide collectif du peuple québécois ? C’est la question que suggère Sheppard mais à laquelle il ne donne pas de réponse.

En entremêlant faits vérifiés et spéculations à propos de la mort d’Aquin, son ouvrage n’est pas sans rappeler la démarche du film d’Orson Welles, Citizen Kane.

« Sauf qu’il n’y a pas de rosebud chez Aquin », conclut l’auteur.

On retiendra seulement la place prépondérante que le chiffre 9 a occupée dans sa vie.

La Presse
Montréal dimanche 19 octobre 2003