Quand un Canadian analyse le supersuicide d’Hubert Aquin
Jean-Pierre Bonhomme
HA! A SELF-MURDER MYSTERY
Gordon Sheppard
McGill-Queen’s University Press, Montréal-Kingston, 2003, 869 pages
En 1985 Gordon Sheppard publiait en français un ouvrage-clef dont l’objectif — fort bien atteint à mon avis — cherchait à établir les causes du suicide d’Hubert Aquin. Or cet ouvrage, écrit en collaboration avec la compagne d’Aquin, Andrée Yanacopoulo, n’avait pas eu bien des échos au Canada français. J’en avais moi-même fait état dans les pages de La Presse car je croyais alors que l’événement — symbolique par excellence que constituait le suicide d’Aquin — méritait d’être étudié à fond. Ne touchait-il pas cette question de la survie collective de tout un peuple ? N’était-ce pas Aquin qui avait le mieux décrit « la fatigue culturelle du Canada français »?
Mais le propos de Sheppard était alors tombé dans un silence gros, profond, comme une roche au fond du golfe Saint-Laurent ; l’explication de Sheppard nous renvoyait-elle une image noire, noire comme la Neige noire d’Aquin, que nous avions de la difficulté à regarder?
Le titre de ce premier ouvrage, Signé Hubert Aquin, enquête sur le suicide d’Hubert Aquin, en tout cas, ne passait pas par quatre chemins. Au centre du propos, comme une clef à la portée, se trouvaient des phrases dévastatrices qui concernent « le grand drame du mâle québécois », soit rien de moins que « la difficulté d’aimer la Femme ». A la page 292, Sheppard est direct: évoquant Trou de mémoire il explique: « depuis la conquête le mâle québécois a eu le sentiment d’être “conquis” vis-à-vis des autres hommes au monde, donc il s’est toujours senti humilié par rapport à la Femme québécoise, qui en plus, a garanti la survivance de la race (sic) en agissant comme mère dominante et, en faisant front commun avec l’Église, c’est-à-dire avec les hommes habillés en femme. » Et puis, « Si le mâle québécois a lutté pour l’indépendance politique c’est pour échapper à cette situation ». Entre-temps, (bien souvent> « il (le mâle québécois) fuit les femmes/mères québécoises pour se lier avec des femmes d’ailleurs qui lui font oublier ses complexes d’infériorité ».
S’il n’y a pas là sujet à polémique je me demande bien ce qu’il nous faut?
Aujourd’hui, soit 18 années plus tard, Gordon Sheppard publie un immense ouvrage, en anglais cette fois, qui reprend le propos en élaborant, en décrivant, en 800 pages, toutes les circonstances du tragique destin d’Aquin; un tour de force qui me paraît être, en quelque sorte, la description d’un syndrome qui caractérise le peuple québécois; l’équivalent d’une psychanalyse collective faite d’interviews, fort intelligemment réalisées, de tous les intervenants et de tous les témoins, sans oublier les citations d’auteurs divers pertinents à l’examen.
L’ouvrage, publié par la McGill-Queens University Press, offre donc maintenant au Canada anglais un nouveau portrait des Québécois, soit l’image éclatante d’un échec qui dépasse l’expérience personnelle d’un écrivain. Pour ma part j’y vois la formulation d’une symbolique, celle d’un tragique destin collectif. En tout cas, les symboles relatifs à cette affaire ne manquent pas. Le nouvel ouvrage a été lancé dans la grande salle de la bibliothèque Saint-Sulpice, fondée par les seigneurs de l’Ancien Régime pour propager la culture française à Montréal, et qui est devenue la Bibliothèque nationale des Québécois. Je n’ai eu cesse, depuis l’âge de 14 ans, de fréquenter ce lieu privilégié et protégé des médiocrités nord-américaines. Or, ce 29 octobre dernier, un noyau de l’élite intellectuelle canadienne-anglaise s’y est retrouvé — c’était la première fois à ma connaissance — pour diffuser là un ouvrage en anglais qui traite’ de nos faiblesses nationales françaises. Est-ce un signe des temps?
Les critiques, cette fois, ont été plus nombreuses et… fort élogieuses. Avec raison. Il a fallu à Gordon Sheppard, lui qui souffre dans son propre corps, une force exceptionnelle pour arriver au bout d’un Si difficile parcours. Son travail est une oeuvre. Mais, à ma connaissance, un seul critique a évoqué cette question centrale de la présumée faiblesse des hommes d’ici celui de The Gazette!
Mais alors, Si c’était bien vrai, ça, que l’homme québécois est un fils à maman, un mollasson? Sheppard nous aurait alors rendu un fier service en nous prévenant. Personne ne peut s’améliorer, n’est-ce pas, s’il ne voit pas l’ombre de son propre personnage.
Quoi qu’il en soit, Sheppard a la conviction de toucher à des vérités établies. S’adressant à la compagne d’Aquin — qui se désolait, après le suicide, des cachotteries de son difficile conjoint —, l’auteur s’exprime franchement: « ne vois-tu pas que le grand problème d’Aquin, dans sa vie, c’est de ne pas avoir pu affronter (stand up to) la femme ; qu’il souffrait du terrible malaise du mâle Québécois, celui d’avoir peur des femmes ? »
Et il prend ses interlocuteurs à témoins, notamment Jean Ethier-Blais, ce critique fort connu; professeur à McGill. Celui-ci reconnaît qu’Aquin est « un très grand artiste », mais il ne se gêne pas pour dire qu’à travers cet auteur on reconnaît « le fils à maman ». Dans son inconscient national, précise-t-i1, le mâle québécois a été « émasculé » par la Conquête britannique et, partant, cela a mené à la domination des femmes. Le suicide d’Aquin est-il symptomatique du suicide collectif des Québécois? La réponse c’est oui! Mais un lent suicide: « le Québec est conduit, avec ruse (cleverly), à un gentil (gentle) suicide ; ainsi « notre univers culturel se disloque peu à peu; et, éventuellement il y aura un effondrement ». Quant aux jeunes gens, peu importe, car ils sont complètement ignorants (uncultured)!
Il n’a pas tout à fait tort. Car je suis des cours de piano et de chinois à l’UQÀM, l’un des deux dans le pavillon qui s’appelle Hubert Aquin, justement, et il est rare de trouver là quelqu’un qui sache qui est Hubert Aquin! Quant au POURQUOI de son suicide…
Toutes ces choses sont bien difficiles à digérer. Mais si elles s’avéraient par certains de leurs aspects? En ce cas, Sheppard, Grand Voyeur par excellence, nous rendrait le service de porter notre ombre à la conscience, et, partant, il nous donnerait la possibilité d’une éventuelle renaissance.
L’intention avouée de Gordon Sheppard, dans sa quête obsessive, passionnée — c’est ce qu’il m’a dit lui-même —, est de faire comprendre à l’univers entier qu’Hubert Aquin est l’un des grands écrivains d’Occident. Peut-être bien. Mais moi je vais me servir de ce témoignage pour devenir un homme plus autonome, plus libre, plus solide, plus… vivant.
L’Agora
hiver 2004